condition d'artiste

Peindre sans perspective

Des chiffres, en toutes lettres : environ trente peintures sur papier marouflé dont des grands formats, accompagnées pour quinze d’entre elles de leurs grandes esquisses peintes et marouflées sur toiles libres, plus de trente grands dessins tissés au trait d’encre, environ vingt dessins préparatoires ou relevés sur nature, une vingtaine de gravures, des livres d’artiste, autant d’œuvres extraites de la série des Jusantes engagée voici bientôt trois ans. Elles composent un ensemble inédit qui devait s’installer dans le plus beau et le plus accueillant des lieux d’exposition de la région pour environ un mois, à partir du 12 février. Reportée sine die.

Deux ans de travail pour tenter d’élaborer un ensemble cohérent, à la fois homogène et diversifié, alternant grands espaces et volumes intimistes, pour proposer un parcours entre peinture et mots. Un long et patient et acharné travail de recherche, d’approfondissement et d’élargissement du thème, enthousiasmant ou décourageant, comme il se doit. Mois après mois entre l’estran et l’atelier, errant comme une âme en peinture.

Insidieusement, à l’intérieur de ces deux ans de travail, dans cet état d’incertitude naturelle, indissociable de la création, dans le doute permanent nécessaire — car il porte — devant les œuvres en cours, s’est installée une autre incertitude, rampante celle-ci, malsaine, délétère : celle de ne pas savoir si cette exposition aurait bien lieu. Un an nourri d’informations contradictoires, d’atermoiements, d’espoirs ruinés puis en partie reconstruits, et démolis aussitôt. Et l’on recommence, comme si nous étions des matières inertes, malléables et décérébrées. La peinture et l’écriture réclament un resserrement, une appropriation du temps, une disponibilité d’esprit proche de l’enfermement. Le doute dans et devant le travail participe de cet état mental, qu’il nous faut préserver, coûte que coûte.

Pourtant, cette fois, personne n’a pu échapper au détournement dont nous avons, créateurs de tous horizons, été les victimes. Nous avons été violemment désorientés par des annonces autoritaires d’absurdes mesures d’empêchement qui ont instillé dans le travail des arrière-pensées obsédantes, qui devenaient si envahissantes qu’elles finissaient au premier plan. Combien d’artistes ayant des expositions prévues ces derniers mois, ou les mois prochains, ont fait les frais et font encore les frais de décisions incohérentes, irrationnelles ? Mesures d’entraves, injustices, contradictions, aberrations dont on veut faire porter hypocritement la responsabilité au virus alors qu’elle appartient d’abord à ceux qui les prennent.

Il a donc fallu faire avec ce poids, cette surcharge de contingences. Le travail artistique et le statut même de l’artiste sont suffisamment inconfortables pour qu’on n’y ajoute pas ce mépris humiliant. Il a fallu avancer pour être prêt, tout de même, à l’échéance, en ne sachant pas si elle se présenterait. Continuer. Aller tous les jours à l’atelier. Continuer malgré tout à investir et s’investir, sans plus aucune idée d’un éventuel retour sur cet investissement.

Une exposition ne peut pas se passer de public. Fallait-il donc commencer à communiquer sur l’évènement, faire imprimer des affiches, à leur réserver des emplacements, à publier l’annonce des dates, à contacter la presse, alors que personne ne savait ce qui allait être décidé  le lendemain ?

Il a fallu, par conséquent, se résigner à reporter, comme l’a été déjà deux fois l’an passé une autre exposition sur le même thème, dans un autre site. Il était déraisonnable de prendre le risque d’ouvrir, pour voir le lieu possiblement se refermer quelques jours plus tard. Aujourd’hui, l’exposition est prête, forte d’une centaine d’œuvres qui attendent… Quoi ?

Sine die : c’est le maître mot actuellement pour tout évènement culturel reporté.  Le gouvernement assure qu’il fait tout pour aider les entrepreneurs lésés, touchés par la crise qu’il a lui-même provoquée. Il a oublié les artistes. J’en ai parlé dans un précédent article : ceux qui, en 2020, ont travaillé dans le clos de leur atelier pour préparer des expositions n’ont évidemment pas suffisamment de chiffre d’affaire à présenter. Ils ont pourtant entrepris.

La dernière aberration en date dans ce domaine concerne le verrouillage des musées et des lieux d’art (comme celui qui doit accueillir les Jusantes) alors que les galeries d’art peuvent ouvrir. Preuve supplémentaire que nos dirigeants n’ont aucune idée de la façon dont vivent les artistes. Non : dont ils survivent.

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