écrits d'artistes

La densité à l’étude

Fidèle lecteur des écrits du peintre Jean Bazaine, en particulier de son texte Le temps de la peinture, j’ai eu vent d’un article rédigé lorsqu’il était encore étudiant, en 1927 ou 28, dans un groupe formé à la Sorbonne sur l’incitation d’Henri Focillon. Le titre de cet article m’a fortement interpellé,  car il aborde une réflexion qui me semble nécessaire dès que l’on touche au travail plastique : la densité dans le dessin et la peinture. Après quelques recherches, j’ai pu récemment acquérir ce texte confidentiel, inclus dans le cahier des Travaux des étudiants du groupe d’histoire de l’art de la faculté de lettres de Paris, année 1927-28.

 

On y  reconnaît déjà la fine analyse que l’on retrouvera approfondie dans Le temps de la peinture. Une analyse qui ne démontre rien, qui ne résout rien, qui (et c’est d’ailleurs sa conclusion) donne seulement une « idée de la complexité » de cette notion, qu’il préfère qualifier de sentiment. La densité y est présentée comme subtile, paradoxalement presque insaisissable. Il y évoque le poids, la matière, la présence de l’objet, au moyen des valeurs, de la richesse du détail à l’intérieur de la surface, aussi du choix et de la solidité de la couleur locale ou d’un parti-pris d’application de la peinture (la touche). La solidité nécessaire même dans les espaces atmosphériques. Pour épaissir (densifier ?) l’examen de cette notion, un paragraphe aborde l’art japonais, dont il constate la légèreté, l’absence de volume, mais non l’absence de poids. Il y voit, si j’ai bien lu, comme une forme de densité moins palpable, mais peut-être supérieure, en tout cas autre, comme  un tour de force qui n’y paraît pas.

Il cite Rembrandt, Monet, Goya, Cézanne, et bien d’autres, il n’aborde évidemment pas ses contemporains immédiats, sur le point d’entrer dans l’histoire de l’art, vis-à-vis desquels il manque naturellement de recul. Il ébauche sa réflexion en abordant la densité des objets, des pleins, d’une trame graphique qui se charge de repentirs, constatant à cet égard la difficulté à préserver dans l’ombre la densité des zones lumineuses. Plus intéressant encore, il avance en évoquant ce qui n’est pas l’objet. Il affirme alors avec raison qu’il « ne doit pas y avoir dans une toile de discontinuité, de trou, de tons creux », d’accroc dans la densité de la peinture.

Avec le recul d’une presque centaine d’années, avec un regard sur les artistes qui ont marqué cette centaine d’années, on s’aperçoit de tout ce que la peinture peut contenir d’autre que la peinture ; l’article le sous-entend, de loin, comme un pressentiment de ce qui s’est clarifié par la suite, à savoir que la densité de la peinture pure se mesure à celle de l’objet mais aussi à celle du sujet. Et ce sujet, n’est-il pas, plutôt que le thème représenté, le peintre lui-même, chargé de ce qu’il pense, de ce qu’il vit, de ce qu’il exprime ? Le doute, la perception singulière du monde, le tempérament, la nécessité. Le trait dépouillé des dessins de Matisse est incontestablement d’une puissante densité, parce qu’il réussit à y faire entrer tout à la fois la forme, le volume, l’espace, le mouvement, et aussi lui-même, et tout le temps qu’il a consacré à l’obtention de ce dépouillement. Ce fameux temps de la peinture si cher à Bazaine. Matisse rejoint par là l’attitude orientale.

Paradoxalement, ne peut-on pas ressentir une densité dans la ténuité d’un trait, dans son tremblement, dans l’incertitude d’une touche ou dans la finesse d’un lavis ? Oui, si l’on accepte l’idée que le peintre puisse y figurer. Il me semble que la densité ne va pas sans l’expression. Une touche de couleur peut rassembler, ramasser, concrétiser tant d’indicible en une seule passe ! C’est peut-être ce que Bazaine approchait en écrivant sur l’art japonais. L’indicible du monde agrégé dans des vapeurs légères, des lavis aériens, dans les chairs du trait d’encre. Au sujet représenté s’ajoute le regard de l’artiste, sa transmission, et de là, si l’objectif est atteint, si transmission, coïncidence il y a, alors la densité de l’œuvre sera encore augmentée de ce que le spectateur y apportera.

Bazaine, encore lui, dans un autre article de 1964 : Braque, un enrichissement de l’espace1, parle de l’espace continu d’un tableau, et plus précisément, à propos de la Grande charrue, du poids de vie et de vérité qu’il contient.

La densité de la peinture tiendrait donc dans la profondeur de la pensée ou de l’émotion qu’elle génère. Bazaine n’a, je crois, rien soutenu d’autre au long de ses textes, au long de sa vie et de son œuvre.

 

1 Le temps de la peinture, Éd. Aubier p.69

Did you like this? Share it!