On nous annonce à grands frais une exposition estivale « immersive » sur Van Gogh, une « expérience sensorielle », quelques mois après la détestable proposition de l’Atelier des Lumières consacrée à Klimt, qui employait déjà le même vocabulaire, fort à la mode.
Il s’agit en effet de nous faire entrer tout entier dans l’œuvre du peintre mais sans nous montrer ses toiles ! Grâce à de nouvelles technologies dont on nous fait l’éloge, des écrans géants de tous les côtés, de la grande musique, un grand bazar, quoi. La foire, la fête foraine. Par un argumentaire ronflant et sûr de lui, mais particulièrement fallacieux, le Carré des Docks nous promet la découverte de l’univers de l’artiste.
Mais non, bon sang ! Pour y entrer dans cet univers, il faut aller devant l’œuvre originale, à la toucher presque, et puis faire silence. Que rien ne nous en détourne. Il faut s’isoler, découvrir format, matière, touche, aller chercher l’artiste dans son œuvre, au fond, tout au fond. Y chercher son drame. Là, au Havre comme à l’atelier des Lumières, c’est l’inverse : on nous dérange, on nous plonge de force dans du grand spectacle visuel et sonore, à grand renfort de gros plans, de couleurs falsifiées, de morceaux de Mozart, Saint-Saëns ou Satie, de la surcharge, du surpoids.
Et surtout de mensonge : ce procédé se mettrait donc au service de l’émotion picturale ! Pardonnez-moi de citer à nouveau Etienne Gilson : « le seul mode d’accès réel à l’art plastique est la vue directe de l’œuvre ». Cette fameuse émotion, qui est purement individuelle, ne peut être ressentie qu’à cette condition. Le plus suspect : la publicité parle à la fois de poésie et de grand spectacle… Cela serait donc possible ? Je n’y crois pas une seconde.
Je ne veux pas de cette culture du spectaculaire, du toujours plus grand, toujours plus fort. Cette compétition dite culturelle. Ces attractions délirantes vont au contraire de la peinture, qui se suffit à elle-même dans son simple appareil, sa simple objectivité.
Ce n’est pas une immersion, c’est une noyade dans un déluge d’effets spéciaux. C’est de la culture industrielle, destiné à des consommateurs qui paient cher pour éviter à tout prix de se trouver face à eux-mêmes dans le silence. Car une œuvre, à la condition impérative que l’on se trouve en sa présence réelle, nous met bien face à nous-mêmes. Cela dérange-t-il tellement ?
Et nombreux seront ceux qui croiront à cette esbroufe, qui ressortiront de l’expérience enchantés, émerveillés, comme après une visite au parc d’attraction. Je vois et entends d’ici des gens interviewés à la sortie de l’exposition : « je suis bluffé » en voulant dire étonné, extrêmement séduit… Oui, bluffés, trompés, ils l’auront été littéralement : Van Gogh vendu comme un manège de foire.
Outre le culot dont les auteurs font preuve en se réclamant de Daniel Arasse pour parler de la monstration et de la lecture du détail, ils prennent bien garde de revendiquer l’anachronisme d’une telle présentation mais oublient sans doute volontairement que la plupart des crédules auront, en sortant de leur fameuse immersion et en retrouvant l’air libre, l’impression d’avoir vu et de connaître les œuvres de Van Gogh une bonne fois, et qu’il leur sera inutile désormais d’aller découvrir les originaux si l’occasion se présente.
On pourrait se demander pourquoi on encourage et légitime un aussi scandaleux détournement de l’œuvre d’un artiste. Mais c’est très simple : ça rapporte.