le fond de ma pensée

Objection de culture

Coïncidence : mes lectures me portent en même temps vers Asphyxiante culture de Jean Dubuffet et Marcher jusqu’au soir, dernière livraison de Lydie Salvayre. Coïncidence élargie ? Je goûte ces deux textes au moment même où mes énervements me portent une fois de plus vers l’envahissement croissant d’évènements (dits) culturels officiels, qui m’apparaissent en réalité comme le détournement de la véritable pensée culturelle, ou plutôt en culture, c’est-à-dire pleine de promesses d’évolution, au profit d’un divertissement de masse.

Ainsi la fête de la musique devenue à la fois une vaste organisation promotionnelle d’artistes?* déjà installés et une beuverie tolérée par les bienveillances municipales qui laisse le lendemain la plupart des villes avec une belle gueule de bois.

Ainsi la plupart des grandes expositions qu’il faut voir absolument, sous peine de passer pour un indigent cérébral. On ne me fera pas croire que tous ces bipèdes canalisés des heures durant dans ces files d’attentes devant les musées sortiront de l’exposition plus cultivés. Non, la plupart aura augmenté sa collection de selfies, de photos de toiles et de cartels prises à la va-vite pour en faire… quoi, d’ailleurs ?

Il existe un calendrier sur le site du ministère de la Distraction (j’emprunte ce terme à Lydie Salvayre) qui égrène tous les évènements nationaux et internationaux incontournables.

Ainsi les journées du patrimoine, la nuit des musées, ou de la lecture, le printemps des poètes, etc.

Calendrier ministériel dont les vides, s’ils existent, sont comblés par les évènements officiels régionaux, départementaux, locaux. On ne risque pas de s’ennuyer avec cette offre culturelle. Et si vraiment vous  avez encore un creux dans vos jours de vacance, il vous reste les coupes de ceci, les tournois de cela, le tour du monde en vélo ou de France à la voile, ou le contraire, je ne sais plus très bien. Car les compétitions sportives sont des biens culturels,  un certain nombre d’intellectuels sont omniprésents dans les médias pour vous l’expliquer. Il faudra bien que ça rentre dans votre cervelle malléable, plastique, de gré ou de force.

Dubuffet parle d’un ordre social dont il suspecte, en toute indépendance d’esprit, la dangerosité. Non, en réalité il ne suspecte pas : il dénonce.

 

(Par chez moi, l’illustration parfaite se trouve dans le fameux week-end des « Accroche-cœurs », festival de spectacles de rue, entièrement gratuit, envahissant la ville d’Angers au début de septembre. Outre les remarques imbéciles autant qu’étonnées «Comment ? Quoi ? Comment ? Tu ne vas pas aux Accroche-cœurs ??? », s’ajoutent, en cas d’invitation à autre chose, les excuses du genre : « je ne peux pas, tu penses bien,  il y a les Accroche-cœurs ». Pour l’occasion, l’ensemble des médias locaux est mobilisé avant, pendant et après, les panneaux d’affichage libre monopolisés autant que les bandeaux d’affiches en magasins. Aucune place ni salut pour tout évènement moins officiel, plus individuel qui aurait lieu en même temps, tout cela pour distraire une foule qui se plaindra ensuite de la difficulté, à cause justement de l’affluence, d’atteindre et de profiter des spectacles à la jauge limitée.)

 

Une culture dite populaire qui n’élève personne en particulier puisqu’elle s’adresse à la masse et non à l’individu. On (ce « on » est terrifiant d’illégitimité) dit à la masse que la culture et l’art sont là et pas ailleurs, qu’on sera dont inculte si on ne lit pas le livre qu’il faut lire, si on ne voit pas le film ou la pièce qu’il faut voir, si on ne visite pas l’exposition qu’il est indispensable de visiter. Si on ne fait pas là où on nous dit de faire. Et la masse fait, là.

Le public verra (non, il ne le verra pas, sinon il s’inquiéterait et réagirait) son esprit critique (son discernement) nivelé, sa pensée personnelle lissée, sa réflexion et son jugement endommagés.

 

Mais le plus grave est que cette culture du divertissement massif, par ce monopole, a un impact direct sur la culture indépendante et individuelle (et donc la création) puisqu’elle empêche, par son poids médiatique, toute information alternative sur des œuvres marginales, pourtant les plus profondément intéressantes et roboratives. Elle pousse d’autre part certains artistes?* — qui auraient pourtant pu, avec quelques efforts et prises de risque, supprimer le point d’interrogation final — découragés par cette mainmise et par ce filet culturel aux mailles serrées, à se laisser prendre à ses rets et à rejoindre la fosse commune. À baisser les bras, voire autre chose. À renoncer à cette indépendance si coûteuse, il est vrai.

 

Comment ? Quoi ? Comment ? Vous n’avez pas lu Asphyxiante  culture de Dubuffet ?

 

*pour cette orthographe personnelle du mot artiste?, voir article https://laurent-noel.com/idees-courtes-29/  (15ème idée courte)

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