Ma vie littorale s’organise maintenant autour du dessin des algues, par conséquent de l’arpentement de la côte. Je dois tenir compte de la marée, de son coefficient et de ses horaires, de l’orientation des vents. De la nécessité d’un temps sec. La nature m’impose ses contraintes, une manière, désormais, d’être au monde. D’aucuns diraient que je l’évite, ce monde, mais qui me prouvera que le monde véritable, c’est ce fracas, cette violence, cette rumeur, cette haine, cette désolation ? Le monde, c’est aussi la consolation des silences : celui bruissant d’un estran nu, un matin de fin d’hiver dans un vent sec piquant de sel et de froid, celui aussi de l’atelier où je rapporte les carnets froissés et tachés pour en extraire quelques formes qui mériteront peut-être un développement. C’est le monde que je choisis, que je vis, qui m’autorise à respirer. Ce monde, c’est encore le même estran, autrement, en fin d’été, où je viens dessiner en compagnie des gravelots, des tourne-pierres, des huîtriers, loin des foules aux pensées massives, agressives, dangereuses. Les moments de rencontre, de conversation, de dessin avec les algues échouées ne m’isolent pas du monde. Au contraire, ils me donnent un véritable recul, stimulent et accompagnent le regard porté sur l’existence. L’éclairent.
À l’abord de la plage, j’effectue une première observation globale du paysage. Si les macules de goémon sont au rendez-vous, je me précipite, plein d’espoir de découvertes. Les heures du jusant sont comptées. Parfois, alors que je croyais toutes les conditions réunies, je découvre un sable parfaitement propre, sans doute nettoyé pendant la nuit par un coup de vent inattendu qui aura levé la vague. Ces rares fois où la mer ne laisse rien, elle n’offre plus que des fissures ou des attentes.
Dans ses bons jours, l’océan abandonne provisoirement quelques écritures sombres le long des grèves, en des lignes dansantes, ondulées. Puis il se ravise, remonte, efface la plage, une gomme d’écume, reprend les algues qui encraient l’ocre humide.
Lorsque, à partir d’une grande marée, les coefficients diminuent, l’eau ne reviendra au mieux qu’une quinzaine de jours plus tard, pour reprendre les dépôts les plus hauts, laissés auprès de la dune. Elle aura changé d’humeur, elle enveloppera dans les bras de sa houle les signes desséchés, enfouis alors dans le grain que le vent aura monté contre eux. À deux doigts de l’oubli.
Que disent ces mots écrits, effacés, réécrits inlassablement par la mer ? Que murmure ce palimpseste perpétuel ? Qui parle ? Peu importe, je dois répondre, infiniment.
Aller dessiner sur la plage, à l’heure dite, c’est inventer une solitude, créer un moment unique et renouvelé toujours par les sons, les lumières, l’espace, les parfums espérés, les pas, la durée. Être là, sans chercher à devancer le temps, ou tenter de le rattraper. Être là, défait de la vanité de retrouver les vies perdues. Vivre un présent pur que l’encre fixera.