Voilà bientôt quatre ans que je fréquente les algues échouées. Que le premier transi a forcé mon regard, l’a retenu. Un corps qui ne flottait plus, qui n’ondulait plus, étendu sur une plage où je ne venais jusqu’alors que pour goûter quelque solitude pensive. Forme sombre sur ocre claire encore humide de l’océan tout juste retiré, surface encore vierge de toute empreinte. J’étais le premier ce matin-là à marquer le sable. Une tache, déposée parmi d’autres taches tout autant serrées d’une trame confuse, a alerté mon œil par son mouvement sinueux, enroulé, signe de vie dans une masse inerte. Une de ces images qui déclenche irrépressiblement un rapprochement, une reconnaissance, une retrouvaille avec un moment plus ancien, abandonné. Une simple tache de goémon venait d’atteindre la mémoire, de réveiller l’enfoui, de faire revenir ce qui semblait perdu, ou sur la voie de l’oubli.
Un corps comme décomposé, ou incomposé, qui se construisait dans mon œil et ma pensée, pour devenir une nécessité de dessin. Il avait capturé mon regard, je devais le saisir en retour. Il est maintenant fixé dans un de mes carnets. Ce moment de dessin, cet attardement devant la tresse échouée fut accompagné d’une pensée galopante, insistante : le pressentiment d’entrer dans une voie d’exploration nouvelle, largement ouverte, illimitée peut-être. En cherchant à traduire sur la page le mouvement vivant de ce corps mort, à coucher sur le papier cette forme couchée, ma pensée courait vers des hiers qui sortaient soudain d’une brume lourde. Je les reconnaissais aussitôt. Pourtant, plus qu’à une référence formelle au corps, la paréidolie touchait là aux émotions. Je ne voyais pas dans cette forme quelque animal ou personne ou monstre ou visage. Je fus porté malgré moi vers un sentiment, une expression, un déjà vécu lointain, profond.
Par ce remuement inexplicable, une algue nouée par la mer, banalement étendue sur l’estran paisible, venait de m’imposer un besoin urgent et irrésistible de recherche graphique, calligraphique, picturale, poétique. Il y a des ordres auxquels j’obéis.
Ce jour-là, j’ai cessé de regarder l’horizon, le ciel. Je me suis penché, j’ai avancé penché, passant d’une tache à l’autre, le carnet ouvert, la main fébrile, transformant en intention la fortuité d’une rencontre avec cette algue tissée. À partir de ce jour, je n’allais plus en promenade solitaire, en errance sur le trait de côte, dans le seul but de marcher en laissant la pensée dériver ; j’y allais désormais pour récolter des formes, les piller, emporter ce que le flux laisserait. Je devenais un vagant.