Premier jet

l’atelier des Jusantes (3)

Tout naîtrait donc d’un mouvement, absolument inattendu, jeté soudainement vers la mémoire, vers le sensible, mouvement serré dans le secret d’une tresse de goémon étendue parmi d’autres à la lisière de la côte.

Car à l’intérieur sinue une ligne légère : une sorte de réaction au dessèchement, à la fixité, à la mort. Une ligne par laquelle le dessin s’engage, autour de laquelle il s’étoffe, se libère, s’élance ; ligne qui, même perdue au fond de l’encre, ne disparaîtra jamais de la sensation, du sentiment.

Une ligne nerveuse et dansante, part vivante de la forme échouée, le signe qu’elle m’a lancé.

(Parfois, aussi, la vie frémit dans le léger bougé de quelques brins de l’algue, touchés par le vent rasant.)

Ce mouvement, c’est celui du souvenir du geste de l’eau qui a tissé puis déposé l’ouvrage, comme un tombé de métier. Un mouvement propre aux houles, aux courants, aux obstacles, à la dernière vague, celle qui laissera pour quelques heures ou quelques jours la jusante au sable.

Toute empreinte de la mémoire de l’eau, la forme va remonter jusqu’à la mienne propre, pour ranimer quelque émotion, souvenir, sentiment plus ou moins enfoui, effacé, parfois en chemin vers l’oubli.
Comme on s’approprie définitivement un galet dès que l’on se baisse pour le prendre — car l’œil, frappé par sa teinte, sa surface, sa matière, sa densité, sa sonorité, parfois, l’avait retenu — l’appel du mouvement de l’algue va intimer à la main d’en garder la trace avant le prochain départ, à la prochaine marée. La jusante devient alors encre, graphite, feutre, fusain, se couche sur le carnet, tirée à part.

À l’atelier, de la même manière que lors du tracé relevé hors les murs, au creux de l’anse, l’esquisse ne naîtra jamais d’un contour, d’une enveloppe, mais bien de ce mouvement initial, essentiel, interne, intime, qu’il me faudra engager dans la peinture, le dessin ou la gravure, pour que tout s’y attache, s’y enlace et s’épanouisse. C’est de là que pourra advenir la retrouvaille avec l’émotion ressentie sur l’estran et qu’une nouvelle émotion sera susceptible de s’y greffer : celle de la révélation silencieuse d’un sentiment diffus et puissant, toujours énigmatique, qui coïncidera peut-être, plus tard, avec d’autres regards. Mon travail consistera, dans le clos et le temps de l’atelier, à tenter à la fois de pénétrer au fond de mon sentiment pour le vivre et le revivre et de chercher, par la composition, à stimuler d’éventuels regards étrangers afin qu’ils y trouvent, eux aussi, un écho de leur propre histoire.

Je reçois et saisis les dits du mouvement que m’offre l’océan, et porte ailleurs sa parole pleine et muette. À d’autres.

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