le fond de ma pensée

Situation critique #2

(Mise à jour de l’article paru le 27 janvier 2010)

 

Cela ne se fait pas, mais alors pas du tout : des gens qui n’ont sans doute jamais hésité à critiquer un film ou un livre qu’ils n’ont pas aimé, un gouvernement de l’autre côté de leurs idées ou un restaurant qu’ils n’ont pas apprécié, ne supportent pas que l’on porte un jugement critique sur l’exposition ratée à laquelle ils ont participé, en tant qu’exposant ou organisateur, parce que ce jugement provient d’un artiste.

 

La plupart du temps, nous avons tous, j’ose l’espérer, un avis sur les choses qui nous traversent. D’autant que celles de l’art font très souvent appel au sentiment. Pourquoi, alors, ne pourrait-on pas porter un jugement, non pas dans le sens de décision, de condamnation, bien sûr, mais bien d’opinion ? Et pourquoi certains, non contents d’avoir une opinion sur une œuvre ou une exposition ne l’exprimeraient-ils pas ? Pourquoi faudrait-il laisser cela enfoui ?

 

Le rôle de la critique consisterait moins à donner un avis subjectif sur les œuvres qu’à fournir un prétexte à réagir, à stimuler chacun pour qu’il émettre son propre avis :

« Je crois sincèrement que la meilleure critique est celle qui est amusante et poétique ; non pas celle-ci, froide et algébrique, qui, sous prétexte de tout expliquer, n’a ni haine ni amour, et se dépouille volontairement de toute espèce de tempérament […] Pour être juste, c’est-à-dire pour avoir sa raison d’être, la critique doit être partiale, passionnée, politique, c’est-à-dire faite à un point de vue exclusif, mais au point de vue qui ouvre le plus d’horizons.»   (Baudelaire, Écrits sur l’art)

 

On se plaint qu’en art (personnellement, en tous cas, je m’en plains), il n’existe quasiment plus de possibilité d’émettre une critique (négative, s’entend) sans être pris pour un déséquilibré ou un prétentieux. Il faudrait sagement s’en tenir à une description, appliquer un principe d’objectivité contre nature, ne pas dire ce que l’on pense, au fond.
Et si un artiste s’exprime sur d’autres artistes, ce qui s’est fait de tous temps, aujourd’hui c’est le mal absolu. Après celui de l’ordre moral, on dirait bien le retour de la bien-pensance… Mesdames et messieurs les grincheux, lisez ou relisez par exemple les Chroniques d’art d’Apollinaire ou les notes de théâtre de Perros ! Voilà de la critique comme on n’en fait (presque) plus !

Les artistes savent pourtant de quoi ils parlent. C’est ainsi que des écrivains (de qualité) sont aussi critiques littéraires, et personne ne s’en plaint. Et le risque qu’ils prennent dans cette fonction me semble remarquable.

Mais non, dans l’entre-soi local, dans notre région étroite, cela ne se fait pas, apparemment. Figure-toi, cher lecteur, que j’ai eu l’audace et la prétention de critiquer un salon de peinture de par chez moi. Une exposition à laquelle on m’a d’ailleurs invité à participer, ce que j’ai regretté amèrement en m’en expliquant clairement, et en m’autocritiquant sévèrement à ce sujet.

L’extension des réseaux sociaux n’arrange rien, alors qu’on aurait pu penser ou espérer le contraire. D’une part, le format « littéraire » (« écrit » suffira, sinon on va me taxer à nouveau de prétentieux) ne convient sans doute pas à ces médias, puisque tout est lu en diagonale ou en pointillés, sans aucun discernement ni réflexion. Quand c’est lu… D’autre part les copinages artistiques de Facebook, par exemple, sont un tissu de bienveillance hypocrite, de gens qui se likent à la folie, qui se complimentent allègrement sans en penser un mot ou une émoticône. Au mieux, on se risque à avancer, timidement, précautionneusement, que l’on n’aime pas trop, mais on se reproche aussitôt d’avoir osé le dire tout haut, avouant précipitamment « mais je n’y connais rien » pour se dédouaner, et exprimer finalement que cet avis n’est pas assez avisé pour être pris en compte. On sait alors rester au sec. Pour certains artistes? — suivez mon regard —, il est important d’entretenir à tout prix de bonnes relations avec les organisateurs en les brossant dans le sens du poil. Je ne mange pas de ce pain rassis. Je travaille debout.

Me voilà bien entendu « blacklisté », et on me dit qu’une enquête est ouverte pour dénicher les artistes qui pensent comme moi. Qui pensent tout court. Et on reproche à celui qui a eu la terrible idée de partager mon article précédent de l’avoir fait. Liberté d’expression ? Et le pris en faute de s’enfoncer dans une diplomatie confuse, la queue basse. Son petit intérêt compte apparemment plus que l’exigence.

 

Ce blog a bientôt 10 ans d’existence et le bilan d’aujourd’hui sur la critique m’amène aux mêmes réflexions qu’en 2010. Il ne s’agit pas seulement de la critique installée, professionnelle. Il s’agit également de l’avis critique, de l’esprit critique individuel. Ce qui passe trop souvent pour du mauvais esprit.

J’avance ici des idées personnelles, des vues que personne ne m’a imposées, ce qui suscite, c’est tout naturel, des réactions de lecteurs. J’y prends des positions qui sont celles-ci aujourd’hui, qui pourront être autres demain, puisqu’elles sont faites de ma culture ou de mon inculture, de mes savoirs ou de mon ignorance et surtout, surtout, de ma sensibilité et de mon individualité, autant de matériaux en constante évolution, à condition bien sûr qu’ils soient nourris et entretenus.

 

Ici, j’écris tout bien pesé.

 

Et à la question « mais pour qui se prend-il ? », je répondrais : pour un citoyen comme tous les autres, qui refuse de tout accepter, et qui prend la parole de temps en temps pour partager cette simple tentative de résistance à la médiocrité et à l’abrutissement galopant, pour réagir devant le trop fréquent mépris dont les artistes font l’objet.
Un citoyen qui espère en retour apprendre à recevoir, accepter et utiliser la critique pour avancer dans son propre travail.
Vivre et évoluer dans l’art pendant des années (bientôt 40…), explique sans doute en partie, au delà de la légitimité, une sensibilité viscérale et épidermique envers tout ce qui touche, ce qui frôle ce domaine.

 

De nombreux articles de ce blog ont très vite provoqué toutes sortes de réactions : rejet, énervement, affinités, encouragements, défense, contre-arguments, et les lecteurs, d’après ce que j’ai pu recueillir, ont bien un avis sur les choses de l’art. Pour être très honnête, j’ai adoré recevoir des remarques agacées mais fondées d’artistes que j’ai pu égratigner. Certaines m’ont permis de creuser mes réflexions. La critique de la critique (etc.) est bonne à prendre, dès lors qu’elle est argumentée. J’ai eu droit à quelques messages plus violents, aussi : on m’a qualifié de malade et conseillé d’aller me faire soigner (excellents arguments, n’est-ce pas ?). On évoque aussi une prétention démesurée. Ce genre de réaction imbécile et fort compréhensible m’a conforté dans mon choix de ne pas réagir directement aux commentaires immédiats, par exemple ceux de Facebook. Je ne cherche pas nécessairement à discuter, mais plutôt à faire discuter. Elle est là, ma prétention.

Dois-je en parler sans faire d’autosatisfaction ? J’ai reçu également des encouragements, on a relevé l’ « l’humanité » (quel magnifique compliment) de ce modeste travail d’écriture, même en n’étant pas forcément d’accord avec ce que j’y exprime. On m’a dit aussi que c’était courageux. Mais non, c’est simplement normal, ça n’est vraiment pas grand-chose, je vous assure. Ce n’est pas courageux de parler des pleutres ou d’invoquer l’exigence. Ce qui n’est pas normal, c’est de se taire quand on aimerait dire… J’aimerais tant que davantage de gens osent exprimer, tant bien que mal, ce qu’ils ressentent vraiment lorsqu’ils sont aux prises avec les questions de l’art. Spectateurs, acteurs, amateurs…

 

Si mes bavardages, perdus dans l’océan des bavardages, permettaient quelques réflexions, quelques interrogations, quelques prises de positions, de becs, envie d’en savoir plus, ouvertures, débats, discussions, conversations, alors ils seraient comme un îlot.
Enfin si un(e) lecteur (trice), un jour, sent que j’entre inconsidérément dans le moule de la pensée plate et sans saveur, qu’il (elle) m’apostrophe aussitôt et me remette dans le droit chemin de la réflexion personnelle, individuelle, critique, exigeante, que chacun d’entre nous, me semble-t-il, doit (devrait) cultiver, au-delà de son intérêt personnel.

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