expositions

Ne dites pas à ma mère que j’expose à ce salon, elle croit que je vends des pneus pour les poids lourds

« En dépaysant les œuvres d’art, on les altère ; en les entassant, on les déprécie. Belles dans leur cadre original, elles deviennent insignifiantes et vulgaires dans la promiscuité des salles de musées où, trop nombreuses, elles s’étouffent ». Louis Réau, 1909

 

Cette invitation à exposer une toile dans ce salon, je l’ai reçue initialement comme une marque de considération pour mon travail et l’ai donc acceptée, en baissant la garde. Quelques semaines plus tard, je livre la peinture sur le lieu de l’évènement et on me remet affiches, flyers et invitations pour le vernissage. Interpellé alors par le visuel, dont le bon goût me semble discutable, le doute point. Quelques autres semaines plus tard, je me rends au vernissage, après hésitations et un commencement de regret. Parvenant au parking, je suis gagné à nouveau par un mauvais pressentiment, en voyant une armée de messieurs en gilets jaunes aider les nombreux véhicules à se garer, exactement comme à l’abord des vide-greniers estivaux. En entrant dans la salle, je suis soudain pris d’un vertige, d’une suée, de tremblements. Les mâchoires se crispent, les dents grincent, les poings se serrent, les yeux sont douloureux. Je découvre un fatras, une accumulation, une ligne ininterrompue d’images encadrées, du barbouillage au kilomètre. Ma toile en fait partie. Pas plus de 2 cm entre chaque « œuvre », un linéaire de supermarché, une compétition de couleurs hurlantes, brillantes, vernies, bling. Ma toile en fait partie. La voyant au milieu de ce désastre, la haute estime que j’ai pour mon travail est ébranlée sévèrement. Ma prétention balayée. Ma toile est une croûte.

 

Me pardonnera-t-on ce moment d’égarement qui m’a poussé à la confier à ces murs ? On aura raison de ne pas le faire.

 

J’imagine alors — accès paranoïaque ? et le vertige s’explique alors — qu’on m’a invité pour me réduire, m’humilier, me nuire, et non pas pour la valeur de ma peinture. D’autres exposants me rejoignent dans cette chute et me confient regretter terriblement d’être acteurs de cette calamité (mais le diront-ils, eux ?). Ce qui me rassure quant à mon état mental. J’ai tenu à peine dix minutes dans ce clos d’images et il m’a fallu fuir, retrouver un air libre, quitter l’enceinte de ces lieux communs, de ce puits de couleurs sans fond, où chacun encadre ou met sous verre luxueusement ses excréments. Nous y sommes : pour faire, il faut une certaine intimité. Dans le cas de ce salon, qui est sans doute une copie de centaines de salons au travers du pays, c’est au contraire le règne de la promiscuité, de la bousculade. Je ne suis pas tactile. Qui a osé concevoir un accrochage pareil ? Comment une telle incompétence est-elle possible ? Comment peut-on avoir autant de mépris pour la peinture ?  Et comment ma toile et moi avons-nous pu, littéralement, tomber dans ces panneaux ?

 

On peut supposer que sur le nombre, quelques tableaux, extraits de cette masse, auraient tout de même une certaine valeur, mais s’ils existent ici ils se noient et personne ne les entend.

 

J’envisage de porter plainte pour tapage visuel. Je pense que les toiles ont été pendues là, exécutées sur place, à l’endroit même, aléatoire, où elles ont été placées lors du dépôt, les bourreaux n’ont eu aucune pitié. J’ai été tenté de décrocher la mienne, pour la sauver du châtiment, du vacarme, du mouvement de foule, l’extraire  de cette violence. J‘ai été lâche. Je l’ai abandonnée à son sort, espérant qu’elle parviendrait à se défendre de l’agression du voisinage, de ces peintures déchaînées qui gesticulent autour d’elle. Je lui fais confiance pourtant, elle tiendra jusqu’à la fin du salon, elle sera traumatisée, mais je la soignerai, la consolerai à son retour. Si elle se laisse faire, car elle sera peut-être rancunière, et aura raison.

 

Honte sur moi. Je ne recommencerai pas. Juré dans la soupe.

 

Mon œil a malgré tout retenu une peinture dans ce raz de marée de vulgarité. Précisément par une vulgarité encore supérieure, s’il est possible : celle d’un certain JR, cela ne s’invente pas, qui a fait descendre des colonies de pin-up de cabines de chauffeurs routiers (oui, je sais, encore un lieu commun, mais au point où nous en sommes…) dans des grandes toiles saturées de vernis. Est-ce une coïncidence, ce JR, au début de sa carrière d’artiste? (1), vendait des pneus…

 

   (1) Voir à propos de ce mot artiste? la 15ème idée courte de cette parution : https://laurent-noel.com/idees-courtes-29/

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