Parfois, lors d’une visite d’exposition, l’une des œuvres me saisit tellement que se déclare une envie folle de la décrocher ou la desceller pour l’emporter chez moi et vivre avec. Une seule œuvre remarquable suffit à me faire considérer l’ensemble de l’exposition comme importante, voire excellente, sans doute parce qu’elle m’a poussé à réfléchir ou m’interroger, à clarifier, à comprendre quelquefois, à découvrir souvent. Un choc artistique reçu dans une journée suffit à la contenter.
Tout récemment dans l’exposition consacrée à Rouen au collectionneur François Depeaux, « l’homme aux 600 tableaux », une toile de Monet, Effet de neige, rue à Argenteuil (1875), m’a profondément bousculé.
Ni la rue ni la neige. Seulement une ligne formée de quelques touches de longueurs variables, d’un blanc orangé indicible, qui traverse horizontalement la toile au niveau de son quart inférieur. Pour être plus juste : pas la ligne elle-même, plutôt son rapport avec le blanc bleuté voisin, lui-même posé sur un fond à peine ocré, d’une ocre un peu salie, ternie. Cette ligne, l’éclat de cette ligne et ce qu’il génère font, de mon point de vue, le sujet de la toile, son évènement. Le fait pictural réclamé par Braque est là, en plein.
Un fait pictural qui bouscule l’idée visuelle reçue qui imposerait que l’on perçoive d’abord le personnage du premier plan, marchant, noir et vertical. Monet déplace un réflexe de vision trop attendue, trop figurative, vers cette ligne horizontale, franche, écrite en plusieurs touches appuyées interrompues par des intervalles parfaitement rythmés, qui emporte par un subtil jeu d’échos le regard au fond de la toile, autrement que par la perspective de la rue. Il y a là peinture, et c’est peut-être la raison de la présence supérieure de cette toile, dans la salle, relativement aux autres.
Dans le parcours de Normandie-impressionniste figurent plusieurs toiles de Monet. Force est de remarquer que fréquemment (toujours ?) elles avancent plus que leurs voisines de cimaises. Ce qui m’a renvoyé à une réflexion récurrente à propos des raisons pour lesquelles une toile se détacherait des autres, immédiatement, alors que les sujets (les objets, plutôt) sont proches, voire identiques. Question du même ordre que celle qui distingue la maladresse du parti-pris. Un des mystères de la peinture. Sans doute cela vient-il de ce fameux fait pictural, qui transcende le sujet ou plus exactement qui devient le sujet, mais de manière inconsciente pour le spectateur. Il y a bien autre chose dans la toile que ce qui y est représenté. L’énigme est sans doute là, dans le fait que l’on ne sache pas pourquoi tel artiste se démarque, devance les autres. Ce n’est pas la dimension, ce n’est pas la provocation, ce n’est pas l’esbroufe, ce n’est pas le sujet représenté, ce n’est pas la technique, ce n’est pas le support, ce n’est pas le discours. On sait tout ce que ça n’est pas. Saura-t-on un jour ce qui fait cette supériorité, cette inégalité ? Ne l’espérons pas. Espérons préserver ce voile sensible, l’inaccessible de la peinture.
Jean Grenier, dans la préface à ses Entretiens avec dix-sept peintres non figuratifs, évoque les « beautés défuntes » de certaines œuvres, la beauté du passé, celle d’une œuvre morte, qui ne « stimule plus l’imagination, ne donne plus envie de créer une œuvre nouvelle ». Mais cela ne concerne pas seulement les œuvres non figuratives. À Rouen, chez Depeaux, les toiles de Monet vivent au milieu de nombreux cadavres. Dans son Effet de neige à Argenteuil, et dans tant d’autres toiles, il dépasse la figuration, sa figuration, pour nous conduire, par l’émotion, la sensation, la palpitation de la peinture, vers la perception de nous-mêmes. Il me donne furieusement envie de peindre.